fahrenheit
 

Concernant la notion de résistance, j'ai envisagé l'écriture selon le principe de la transversalité en écrivant sur ces endroits interstitiels des engagements individuels et collectifs. J'ai abordé le film Fahrenheit 9/11 par son titre référentiel aux résistances organisées contre un système polissant l'être, pour libérer la parole, l'écrit, le film. Passant du documentaire à la nouvelle de science fiction, du cinéma à la place du destinataire des diverses réalisations, je me suis intéressée à la question du montage.

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Le récit de l'Histoire induit une pratique plus ou moins aiguisée du montage. Grâce aux diverses données vérifiables en vue d'une certaine authenticité liée à la notion de vérité, émerge alors une ou plusieurs histoires de l'Histoire de l'humanité. Découpée généralement en périodes, cette Histoire est relatée dans les manuels scolaires qui se contentent d'en donner une vision chronologique.

Un MONTAGE, pour ainsi dire, sans risque.


La valeur scientifique tiendrait dans la retranscription de la suite des événements. Une variation de mise à distance perceptible dans le récit s'effectue. La neutralité du récit qui en résulte incite à associer l'objectivité à la vérité.

Si l'intelligence réside dans la mise en lien (inter ligere) de plusieurs données, la valeur subjective renverserait les principes issus d'une version moderne des Lumières. Depuis la post modernité qui donne la primeur au fragmentaire et au provisoire, une nouvelle éthique et esthétique ouvre le champ de toutes les écritures de l'Histoire. Mettre en avant ses endroits non écrits serait l'ambition de la vérité de l'Histoire. Quels sont les interlignes de l'Histoire?

Entre interligne et montage quelle est la part visible?

Créer un montage de l'Histoire c'est mettre en lumière une vision précise et en vue de percevoir le monde de manière différente et renouvelée.

Le XIXème siècle qui est celui de la photographie est le siècle de la fixité.
Le XXème est celui du mouvement clairement affiché dans l'art de mettre en lien certaines images, fixes ou mobiles, textes, sons, événements artistiques ou non. Les déplacements de tous ordres ouvrent la voie vers une reformulation permanente des êtres et des choses. Le cinéma, art du montage par excellence, devient l'art du XXème siècle.

J.-L. Godard/Histoire(s) du Cinéma: histoires sur l'Histoire du Cinéma. La lumière et l'éclairage dans un film sont deux choses différentes. Il y a l'éclairage des scènes filmées en divers plans. Il y a aussi la lumière du film, celle qui conduit le spectateur vers sa place d'actant dans le film. Sa place dans le film et dans la salle.

La lumière intérieure de chaque être/la lumière intrinsèque de l'œuvre.

Grâce à cette méthode de construction, le point de vue esthétique de l'artiste est révélé, la posture intellectuelle est montrée. Qu'il s'agisse de l'artiste ou de l'historien, du philosophe ou du musicien, le montage expose son auteur au monde, aux autres. Sur une base de faits issus de la réalité, le narrateur de l'histoire donne une dimension fictionnelle. Le réel devient alors ce qui a été vectorisé par le créateur du texte, du film, de la partition. Depuis plusieurs décennies, il est admis que le flash-back et le zoom participent d'une écriture de l'histoire alors qu'ils sont des techniques formelles de cinématographie visant à conduire une narrativité compréhensible pour le spectateur.

Ecrire l'Histoire peut donc se réaliser de diverses manières.
Passer du livre au film puis du livre au documentaire, pour aller vers d'autres livres et d'autres films. Etc. Cheminements. MÉANDRES D'ÉCRITURE ET DE LECTURE. Quels sont les espaces laissés vacants?

Employé dès le début de la création cinématographique, le documentaire sert les pouvoirs politiques dans la propagande de concepts et de systèmes d'organisation de la société. Se saisir de ce genre filmique pour démonter les systèmes de pouvoirs autoritaires fut, en miroir, un acte de résistance en soi. Avec Fahrenheit 9/11, Michael Moore expose au monde le fonctionnement de la machine politique américaine de 2001. Par un montage précis de plusieurs sources d'images (de différentes qualités également), le cinéaste met à l'épreuve le sens de l'Histoire à partir des attentats du 11 septembre, à New York, contre les deux tours du World Trade Center.

Le réalisateur assume, dès le début, une position d'acteur dans la société et laisse libre son affect pour les personnes qu'il a rencontrées lors de son investigation. Il ne vise pas à une neutralité qui reflèterait un esprit d'objectivité. Il ne recherche pas le pouvoir, c'est-à-dire adopter une vision distanciée supérieure de la situation en vue de rivaliser avec l'État républicain actuel américain.
Sa posture existentielle de poursuivre le projet d'être en toute subjectivité est clairement affirmée. Il choisit de ne pas montrer les images des avions percutant le haut des deux tours. Après avoir montré l'envers du décor de l'équipe gouvernementale (les moments de maquillage des politiques avant de passer à l'antenne comme des acteurs d'une tragédie), il reprend l'écran noir de Guy Debord (Hurlements en faveur de Sade).

Dès les premiers instants du film, l'importance est accordée à la musique, à l'espace sonore. Le son précède les images. Le montage de ces deux espaces (visuels et sonores) révèlent la potentialité de vérité et de mensonge. Les sirènes et le bruit de la rue annoncent le désarroi des individus filmés en contre-plongée et/ou en plans rapprochés. Par la récupération d'images non utilisées et non utilisables par la télévision, Michael Moore propose de dévoiler sa position : montrer tous ces endroits qui ont été éludés afin d'écrire une Histoire lisse, logique.
Même si, comme le déplore Jean-Luc Godard, les images ne font pas que parler d'elles-mêmes, toute la complexité de l'Histoire y est relatée. Des associations frauduleuses de George W. Bush aux accords financiers/pétroliers initiés par son père avec les dirigeants de l'Arabie Saoudite et Ben Laden, entretenues par le premier, toutes les informations recueillies par Michael Moore depuis plusieurs années (sur quelque support que ce soit) sont exactes. L'administration du Président américain a vainement cherché à démentir.

Véritable acte de résistance, le documentaire de Michael Moore, invite le spectateur/acteur de la société à rester en éveil. Ne pas se laisser endormir comme Mildred, la femme du héros de Fahrenheit 451 de Ray Bradbury qui abuse de ces pilules qui empêchent de réfléchir. Lire l'écran télévisuel nécessite une distance. Savoir lire les lignes et entre les lignes est un geste inaugural de résistance.
"Derrière chaque livre, il y a un homme", repère le héros filmé de François Truffaut. D'écriture en réécriture, la fiction et la réalité s'imbriquent pour donner corps à la pensée: le décryptage du monde en train de se consumer dans le flot des images.

Le titre de la réalisation de Michael Moore n'est pas une simple citation. Elle poursuit le projet de réagir contre le lissage de l'histoire telle qu'elle est retransmise par la télévision de manière simpliste. Michael Moore choisit de montrer ces espaces interstitiels du récit de l'Histoire par des moyens similaires à ceux du pouvoir pour effectuer la propagande. Ces rebuts télévisuels associés à des images cinématographiques relancent l'intérêt pour le found footage et son pouvoir de rivaliser avec des réalisations "propres".

Ray Bradbury écrit des histoires de science fiction en vue de changer un probable futur sombre. "Je ne cherche pas à faire déprimer mais à combattre certains futurs plus qu'à prédire ces futurs. Je suis assez optimiste sinon j'écrirais autrement." Dans un contexte de terreur mené par Mac Carthy aux Etats-Unis en 1953 ("Je refuse d'être terrorisé. Attaquons!"), Ray Bradbury envisage un monde où il est interdit de lire des livres, rendant alors l'homme à sa plus simple expression vitale. Ce futur si terrible où l'autodafé paraît être une pratique normalisée a été écrit pour éviter qu'il ne se produise. Comme une anticipation du noir destin de l'homme de se brûler… au napalm comme les images du film de Moore le montre, Fahrenheit 451 (température à laquelle le papier se consume) ouvre la réflexion sur les diverses modalités de censure.

"Il y a plus d'une façon de brûler les livres".
L'une d'elles serait le silence, ne plus savoir lire, perdre son acuité, ne plus faire de choix pour exister. Perdre sa responsabilité d'individu. Perdre son désir de voir, d'entendre et de sentir le monde.

Atrophier le cerveau des individus en les abrutissant d'informations et sommant la population à consommer sous peine d'être terrorisé par l'information tronquée : l'éventuelle menace du mal serait toujours à craindre pour George W. Bush (ré-élu) & co. La réalité, c'est la menace par la présente administration. Le travail de sape n'est pas achevé. La population américaine qui considère toujours la peine de mort comme une des valeurs essentielles à la sauvegarde de la liberté individuelle pratique le paradoxe de manière outrancière.
    Les hommes deviennent libres lorsqu'ils deviennent livres:
    - Si un livre doit être conservé lequel seriez-vous prêt à apprendre par cœur?
    - Il est exprimé dans "Français encore un effort si vous voulez être républicain", dans La philosophie dans le boudoir pourquoi et comment la peine de mort est une atteinte à la liberté de l'humanité, le premier acte de déshumanisation. Contemporain de l'utilisation sans interruption de la guillotine pendant la Révolution française, le Marquis de Sade ouvre la voie de la résistance suivant les modalités techniques du XVIIIème siècle, le livre.
    - Chaque homme-livre a besoin des autres et c'est parce qu'il est livre/libre qu'il est lié aux autres. En se choisissant, l'homme choisit les autres hommes, "l'acte individuel engage toute l'humanité" (Jean-Paul Sartre). L'individu s'invente, se crée. Il compose son propre livre, car il se méfie de celui qui n'a lu qu'un seul livre. Le montage de son être reflète son parcours et son histoire. Sa lumière intérieure rendue visible donne accès à son chromatisme.
    - Alors démultiplions les explorations, les actions, les réalités, les corps dans la rue des multipliants.

L'engagement de Michael Moore poursuit l'idée de son compatriote Ray Bradbury de combattre la simplification des discours. Par son montage contrasté et complexe, M. Moore révèle la "fictionnisation" de la réalité.

"Vous vivez des moments de télévision et de journalisme historiques", l'armée américaine est "une formidable machine à tuer". Tels sont les propos des journalistes eux-mêmes sur le terrain (Irak et Afghanistan) arborant la fierté d'être partiaux.
"Ils ont réussi à faire croire aux gens qu'il avait une menace alors qu'il n'y en avait pas." (Député Mc Dermott).

"Ce que l'existentialisme a à cœur de montrer, c'est la liaison du caractère absolu de l'engagement libre, par lequel chaque homme se réalise en réalisant un type d'humanité, engagement toujours compréhensible à n'importe quelle époque et par n'importe qui, et la relativité de l'ensemble culturel qui peut résulter d'un pareil choix; (…)" (Jean-Paul Sartre).

Par ses choix, l'homme effectue le montage de son être. Il s'invente. Monter et démonter les trucages et les manipulations d'un système politique au pouvoir est l'acte d'engagement/résistance de Michael Moore. Évitant la vision manichéenne des êtres, le réalisateur révèle, à titre exemplaire la complexité de la personnalité d'une patriotique mère de famille qui a perdu son fils pour une guerre qui n'a eu lieu que pour des bénéfices financiers personnels.

De Fahreinheit 451 de Ray Bradbury (1953) à 1984 de George Orwell (1948), le lien transite par Fahreinheit 9/11 de Michael Moore. Ce dernier cite George Orwell : "Il ne s'agit pas de savoir si la guerre est réelle ou non. La victoire n'est pas possible. Il ne s'agit pas de gagner la guerre mais de la prolonger indéfiniment. Une société hiérarchisée repose sur la pauvreté et l'ignorance. Leur version devient vérité historique. Et rien d'autre ne peut avoir existé. Le but de la guerre est de maintenir la société au bord de la famine. La guerre est menée par l'élite contre ses propres sujets. Son objectif n'est pas de vaincre en Eurasie, en Asie, mais de garder sa structure sociale intacte."

Coupure - G.W. Bush prononce un vieux proverbe texan.

Les circulations temporelles et géographiques conduisent à prendre conscience de ses dérivations philosophiques et pragmatiques. Entre ces lieux de résistances se dévoile toute la potentialité qu'offre les médiums techniques. Avec les nouveaux médias, la mobilité des images concrétise la mobilité du texte en concomitance avec la pensée. Lire une image autant qu'un texte. Résister au lissage de l'écriture, à l'harmonie d'une mélodie, au bon accord de couleur, à vouloir offrir à l'autre ce qu'on ne possède pas et dont l'autre ne veut pas. Résister à la fixité des êtres et des choses sans renoncement. Agir. La production d'un objet est-elle incontournable? Quelle serait sa matérialité?

"S'il appartient au film d'avancer des "propositions", il relève de la compétence et du travail du spectateur de les faire "fructifier" (André Gardiès).

D. B.
15 / 10 / 05