L'architecte et le philosophe
Bruno Queysanne est philosophe et enseigne l’histoire de l’architecture à l’école nationale supérieure d’architecture de Grenoble. À travers une conférence à la fois sensible et dynamique, il nous introduit ce soir l’œuvre et la personnalité de l’architecte italien Giancarlo De Carlo, décédé l’année dernière à Milan. Tous deux, nous dit-il, se sont rencontrés une première fois dans des circonstances tout à fait étonnantes : après avoir lu un article publié par le philosophe, l’architecte décide de le convier à participer aux six semaines de son séminaire estival, l’ILAUD. Pour Bruno Queysanne, cette invitation est complètement inattendue et marquera le début d’une longue amitié.
Giancarlo De Carlo est né à Gênes en 1919. Il obtient son diplôme d’ingénieur en 1942. Pendant les années de la dictature mussolinienne, il s’engage aux côtés des résistants, période durant laquelle il réunit et traduit une anthologie des écrits de Le Corbusier. Après la chute du régime, il débute des études en architecture qu’il achèvera en 1949. Il participe également au CIAM, le Congrès International d’Architecture Moderne fondé en 1928 par un groupe de 28 architectes européens organisé par Le Corbusier. Né d’une volonté de débattre collectivement des enjeux et des développements de l’architecture et notamment de l’architecture fonctionnelle, le CIAM tend progressivement, dès le début des années cinquante, à se dogmatiser. Suite au congrès de Dubrovnic en 1956, De Carlo co-fonde le Team X, un collectif d’une dizaine de jeunes architectes opposés aux conceptions étriquées des membres du CIAM et désireux de participer au renouvellement de l’architecture. Il rompt ainsi définitivement avec le CIAM. La prise en considération des réalités contextuelles, à la fois sociales et géographiques, constitue l’une des principales caractéristiques du Team X. Les participants favorisent et entretiennent des relations croisées fondées sur l’échange et la confrontation de leurs projets respectifs. Giancarlo De Carlo finit toutefois par quitter le collectif : pour lui, « le danger pour un groupe comme Team X, comme pour tous les groupes de réflexion, c'est d'instaurer des "grands principes" qui, au fur et à mesure, se transforment en dogmes, en véritésincontestables ».
À partir de 1966, il développe le projet participatif : il invite les futurs locataires à participer à l’élaboration des plans de leurs logements et les engage ainsi à s’interroger sur leurs besoins réels et à exprimer leurs propres conceptions de l’habitat et de l’habiter. Convié par la direction des usines de métallurgie de Terni à construire un ensemble de logements pour les ouvriers, De Carlo exige la permission de mettre en œuvre son projet participatif. Les ouvriers, réalisant qu’ils sont capables de concevoir leurs propres logements, décident de prolonger leur expérience d’autogestion collective et de prendre eux-mêmes en charge l’organisation de leur travail. Pour l’architecte, le constat s’avère plus douloureux : en dépit de la très grande liberté d’inventivité qui leur est accordée, les futurs habitants reproduisent des schémas tout à fait conventionnels et régis par l’idéologie dominante.
Giancarlo De Carlo développe par la suite une conception de l’architecture qu’il nomme Reading and Tentatives, à travers laquelle il revendique le contexte comme le fondement du projet. L’élaboration du projet architectural se traduit ici en trois phases. Tout d’abord, l’architecte décrypte minutieusement le territoire dans lequel s’inscrit le projet. Les traces de la vie quotidienne, les configurations géologiques et urbanistiques, les circonstances sociales et historiques constituent le lexique, la partition, à partir duquel il développe ensuite un vocabulaire hétéroclite, favorisant une multiplicité des langages – complexité des espaces et des matériaux –, qu’il s’agira de combiner dans une unité formelle et fonctionnelle, adaptée à la réalité et à la nécessité du projet. La forme du bâtiment et les espaces produits traduisent le mouvement réciproque entre la tentation de l’architecte, c’est-à-dire son attirance pour le projet, et sa tentative de répondre au contexte. L’intervention de De Carlo à Urbino constitue à ce titre une tentative exemplaire : Auteur de plusieurs dizaines de bâtiments répartis dans toute la ville, exclusivement des universités et des logements, il s’est attaché tout au long du projet à concilier l’histoire et la vie moderne et ainsi, a favorisé la reconstruction et la mutation de la ville.
Pour Giancarlo De Carlo, théorie et pratique sont indissociables l’une de l’autre. En 1975, il crée L’ILAUD, l’International Laboratory of Architecture and Urban Design, qui réunit chaque été des étudiants d’une dizaine d’écoles internationales, des théoriciens et des praticiens professionnels. Au cours des six semaines du séminaire se succèdent des temps d’observation, des temps de confrontation de projets, des temps de discussion et des temps de vie ensemble.
Anarchiste, Giancarlo De Carlo n’a eu de cesse de se maintenir dans la permanence du doute, laissant toujours ouverte la possibilité d’une totale remise en question et donc, d’une perpétuelle inventivité. Chez lui, la notion de style se trouve ainsi répugnée au bénéfice d’une approche toujours renouvelée. À travers son œuvre architecturale, il croise et réconcilie diverses disciplines (urbanisme, sociologie, anthropologie) dont il revendique la complémentarité, et nous rappelle l’importance du territoire comme une mémoire génératrice d’alternatives, où le passé se révèle comme potentialité à-venir.
L. G.
Voir les articles / articles
"Long game at Urbino: Giancarlo de Carlo's tapestry at Urbino is an inventive reworking of old and new, in which interventions grow out of weaving the existing with modern needs", de Peter BLUNDELL
"Giancarlo de Carlo 1919-2005", de Peter DAVEY sur :
http://www.findarticles.com/p/search?qt=giancarlo+de+carlo&tb=art&qf=free&x=0&y=0
Vous trouverez également un entretien sur http://www.univ-paris12.fr/iup/8/urbanism/881/decarlo.htm, réalisé par Ariella MASBOUNGI et Thierry PAQUOT le 3 mars 1997 à Milan.
Publications / publications
Mc KEAN, John, Giancarlo De Carlo, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2004
Space & Society / Spazio e societa 1976 - 2000, revue fondée par Giancarlo De CARLO