De passage à
Genève, nous avons rencontré Christophe Cherix, conservateur
au Cabinet des Estampes
Pourriez-vous
nous parler de votre expérience de conservateur et de commissaire
d’exposition au sein du Cabinet des Estampes, au MAMCO…
?
Je travaille dans un musée, j’ai donc un rapport plus fort
à la collection qu’à l’exposition. L’exposition
est toujours un moyen d’augmenter les collections. Je fais toutes
sortes d’exceptions en organisant des choses comme l’an
passé, à la biennale de Ljubljana en Slovénie.
Le musée est toujours un peu enfermant comme modèle…
Je travaille avec un ensemble d’œuvres existantes et je tente
de modifier ce patrimoine. Ici, on a une collection constituée
environ de 350 000 pièces du XV ème siècle à
aujourd’hui. J’ai développé plus particulièrement
les années 60-70, notamment ce qui concerne l’art conceptuel
ou minimal et non ce qui relève du pop art. Je travaille en concertation
avec les autres musées suisses : ce n’est pas un modèle
comme la Bibliothèque Nationale qui centralise les collections
et les budgets. En Suisse, les institutions sont organisées par
cantons, et elles sont liées les unes aux autres de façon
informelle. Donc, on évite les doublons, on considère
que les prêts sont automatiques entre institutions et on tente
de ne pas collectionner les mêmes objets. Or, en Suisse, l’art
conceptuel et minimal était relativement délaissé.
J’ai alors organisé toutes sortes d’expositions sur
les artistes historiques des années 60-70, comme Robert Morris,
Mel Bochner, Carl André, Claes Oldenburg. Ce sont des artistes
pour lesquels il existait des choses, mais ils n’avaient jamais
vraiment été approchés en Suisse. Tout ceci dans
le but de constituer des collections qui soient vraiment significatives,
qui puissent représenter une démarche. A chaque fois,
on a réalisé une grande exposition qui permettent de comprendre
la relation de l’artiste à l’imprimé, à
la distribution ou à la circulation de ses œuvres. Puis
on essaie de trouver avec l’artiste un moyen de créer un
ensemble qui soit relativement juste. Ce travail a permis notamment
de faire rentrer des collections au musée. Aujourd’hui,
on arrive à une véritable représentation de cette
époque-là. Par exemple, ça ne m’intéressait
pas d’acheter des gravures de ces artistes, même si on est
un cabinet des estampes. Il y a toujours une production. Par ailleurs,
je me suis surtout attaché à obtenir des œuvres qui
se situent au début de l’invention d’un travail,
qui ne sont pas spectaculaires. Je pense à Stanley Brown et à
ces petits bouts de papier où il demande la direction aux gens…
Mais, en même temps, c’est un travail très important,
qui date de 1962…La collection est fondée sur ce type d’objets,
qui marquent une charnière historique. Maintenant, cette collection
commence à être relativement bien dotée, il faut
encore la publier davantage.
Parallèlement, je m’intéresse toujours à
l’art contemporain, en suivant des travaux, que ce soient ceux
de John Miller ou d’autres artistes. Cette démarche-là
se situe à un autre niveau dans la collection : comme une série
d’embryons de collection. Le musée a toujours un peu de
retard par rapport à ce qui l’entoure et c’est plutôt
bien d’ailleurs… D’un point de vue historique, ça
permet la mise en place d’un accord explicite sur l’importance
de telle ou telle démarche, tant que cet accord n’est pas
là, c’est difficile d’être exhaustif sur un
artiste. Donc ce qui m’intéresse, c’est de constituer
des débuts de collections : on crée alors des petites
expositions qui très souvent ont lieu au MAMCO 2, qui permettent
de générer des débuts de collections qui seront
plus tard repris par quelqu’un d’autre. Tout mon travail
se situe aussi au niveau de questions comme : comment faire rentrer
des œuvres au sein d’un musée qui travaille à
partir de catégories qui sont complètement inactuelles
? Par exemple, la dernière exposition que j’ai réalisée
au MAMCO présentait tous les bulletins d’Art & Project.
Ces bulletins m’intéressent tout particulièrement
car ils renouent avec ce qu’était l’estampe dans
sa dimension de circulation de masse, d’une distribution, avant
d’être un objet original. Tout cet ensemble fait partie
de la collection du Cabinet des Estampes et devient véritablement
un point fort pour réarticuler cette collection. Au delà
de l’estampe moderne… L’estampe a changé de
forme depuis le XV ème siècle jusqu’à aujourd’hui.
Ce n’est qu’à la fin du XIX ème siècle
qu’on a limité les tirages. Avant, la rareté n’avait
aucun sens. C’est avec l’apparition de la photographie qui
permet de faire mieux, plus vite et moins cher, que les autres techniques
sont peu à peu vouées à la disparition, à
moins de trouver une nouvelle niche : celle de faire un objet entre
la peinture et le document, qui reste original bien que multiplié.
Aujourd'hui, la question par rapport à cet objet-là pourrait
être : comment changer sa structure, ces collections, dans la
post-modernité ?
Vous réalisez des expositions qu’on peut désigner
comme monographiques et aussi des expositions de type thématiques.
Comment abordez-vous cette notion d’expositions " thématiques
" ?
De toute façon, au niveau de l’institution, on privilégie
souvent les expositions monographiques, car elles permettent d’avoir
un rapport particulier avec un artiste sur une œuvre dans son ensemble.
Pour la collection, c’est souvent plus efficace. Des expositions
de groupe, on en a fait beaucoup. L’exposition de groupe cherche
à donner une information plus succincte, avec moins d’incidence
sur les collections. J’ai plutôt cherché à
faire des expositions de groupe ailleurs, hors de l’institution.
Par exemple, pour le projet de la biennale de Ljubljana, qui est la
plus ancienne biennale d’art graphique européenne, j’ai
cherché à créer une grande exposition sur la question
de l’imprimé aujourd’hui, en faisant venir des artistes
en marge de ce domaine : Allen Ruppersberg, Robert Morris, Liam Gillick…
Une trentaine d’artistes sont intervenus en produisant des œuvres
: des papiers peints… Ces productions cherchaient à montrer
que aujourd’hui, la notion de l’imprimé fait sens
dans ces notions de distribution, de circulation, de communication,
plutôt que de représentation ou d’incarnation d’un
objet. L’exposition avait la particularité d’avoir
un double niveau de lecture. Allen Ruppersberg a créé
un mobilier pour tous les espaces d’expositions. Ce mobilier était
inspiré d’un manuel de théâtre des années
40, qui donne des indications pour que chacun puisse réaliser
sa propre scène de théâtre. Comment faire un faux
arbre en tissu, par exemple… Ce qui amusait Allen Ruppersberg,
c’était de reprendre une des grandes critiques qui a été
faite à l’art minimal, qui était d’être
du théâtre. Littéralement, il a pris une référence
plus ancienne, purement théâtrale pour créer une
centaine de structures, de mobilier de théâtre, qui ont
envahi tout le bâtiment. Sur ces structures, étaient présentées
de petites rétrospectives d’imprimés. Il y avait
par exemple : une rétrospective de Permanent Food, de One Star
Press… Ca pouvait être soit monographique, soit attaché
à un magazine… Ca permettait d’éviter de regarder
ces objets comme des tableaux et d’être plutôt comme
dans une très grande bibliothèque, où vous pouviez
sans cesse vous asseoir et prendre connaissance de quelque chose. Donc,
en fait, l’exposition a donné la même importance
à des imprimés de nature diverse : un magazine, comme
le magazine unique : " Ana Sanders " de Pierre Huygues et
Philippe Parreno. Ce magazine permettait de raconter le script d’un
film qui se serait construit au fil des parutions. Chaque fois, le titre
du magazine devait changer et prendre le nom d’un des caractères
principaux du film. Mais il n’y a eu qu’un seul numéro
parce qu’ils ont pu par la suite réaliser leurs films…
L’exposition était scandée soit par des productions
soit par des reprises, comme John Armleder qui a fait un papier peint
d’environ 300m2… Ca permettait de mettre en place une structure
qui questionnait l’idée même de cette biennale, son
actualité potentielle, avec toutes sortes d’intervenants
qui sont normalement extérieurs à ce monde des arts graphiques.
C’est vrai qu’une exposition comme celle-ci, je ne peux
la concevoir que tous les dix ans. C’est difficile d’avoir
suffisamment de matériel pour faire une exposition qui soit originale.
Je pense qu’une des difficultés du commissariat d’exposition
lorsqu’il se professionnalise, si il n’est pas lié
à autre chose (pas forcément une institution, ça
peut être l’écriture…), c’est qu’il
est relativement difficile de se régénérer, suffisamment
rapidement. Le principe de l’exposition de groupe, c’est
de produire des cadres, de donner une structure, qui laisse une possibilité
de réaction aux artistes. Le pire, c’est l’exposition
normative où l’on ne fait que reprendre des objets…
Certaines personnes peuvent le faire, comme Eric Troncy, mais en étant
excessifs dans la manipulation des objets en brisant toutes les barrières
que l’on se donne à nous-même pour la compréhension
d’une œuvre de manière isolée, dans un contexte
déterminé. Je trouve le commissariat d’exposition
intéressant quand il est en parallèle avec une autre activité
principale, surtout pour les expositions de groupe.
Quelles seraient les expositions qui sont importantes, qui fonctionnent
comme des modèles pour vous ?
De par ma formation et mon activité ici, je m’intéresse
beaucoup aux années 60-70, qui sont une période où
on a redéfini l’exposition : dans le rapport à l’artiste,
à la production des œuvres. Les grands modèles, ce
sont les expositions de ce moment-là comme " Information
" de Kynaston McShine, en 1971, au MOMA de New York dans le sens
où elle fait de la documentation le centre de l’exposition
et l’œuvre n’existe plus. Kynaston Mc Shine est aussi
l’auteur de " Primary structures " en 1966, et de la
rétrospective de Marcel Duchamp à Philadelphie en 1973…
C’est quelqu’un dont j’ai beaucoup regardé
le travail. Je me suis aussi beaucoup penché sur toutes les alternatives
à l’exposition : toutes ces procédures qui confinent
à la dématérialisation de l’œuvre, l’exposition
dans l’espace physique devient alors redondante, voire inutile,
voire gênante. Comment faire une exposition sans objets ? Comment
interroger le cadre arbitraire de l’exposition, définie
de façon arbitraire dans le temps ? Une des personnes qui m’a
beaucoup influencé, c’est Seth Siegelaub. Ce personnage
qui ferme d’abord sa galerie pour revenir en 1968 sur la scène
new-yorkaise mais comme galeriste auteur d’expositions sur catalogue.
Le cadre qu’il propose n’est plus un espace avec des travaux
en trois dimensions mais un livre. Et il va considérer le livre
comme un espace d’exposition et il va trouver énormément
de structures différentes. Seth Siegelaub a fait une quinzaine
de publications entre 1968 et 1971, pour offrir une forme en adéquation
avec les travaux des artistes conceptuels dont Laurence Wiener, Robert
Barry, Douglas Huebler, Kosuth… Cette idée que l’exposition
suit l’évolution des pratiques des artistes m’a toujours
marqué. Elle introduit une sorte d’humilité dans
le commissariat d’exposition : créer des cadres qui nous
paraissent correctes par rapport aux œuvres qui nous entourent.
Le pire dans l’exposition, c’est par exemple celle organisée
par le MOMA il y a quelques années sur la nature morte. Ca commence
au début du XX ème siècle et ça s’arrête
en 1985. Ca n’a aucun sens. C’est typiquement le modèle
d’exposition insupportable, qui tient à faire rentrer dans
une catégorie (le genre de la nature morte) des œuvres qui
n’existent que justement parce qu’elles échappent
à ces catégories. Je m’intéresse donc avant
tout à toutes ces alternatives à l’exposition :
avec Walter Hopps qui fait une exposition sur disques à Chicago
par exemple… Walter Hopps, qui est une de ses grandes figures
de commissaires d’exposition de la fin des années 60 avec
Harald Szeemann, se rend compte que la plupart des œuvres qu’il
voit autour de lui sont des œuvres conçues à partir
d’un processus de délégation. Ces œuvres sont
conçues sur plan, plan qui est envoyé à l’entreprise
pour la réalisation… L’artiste n’a plus la
maîtrise technique, en tout cas physique de l’œuvre
qu’il fait. L’idée de Walter Hopps a été
de créer une grande exposition avec toujours Robert Morris, Smithson,
etc… Il leur demande d’envoyer leur pièce par téléphone,
d’expliquer leur œuvre. Le message est enregistré
et l’œuvre est réalisée à Chicago sans
la présence de l’artiste par le staff du musée.
Cette exposition est en fait un ensemble de propositions sur répondeur
et elle se présente dans son catalogue par l’enregistrement
des indications des artistes. C’est quelque chose qu’il
serait impossible de rejouer aujourd’hui, ce serait même
ridicule, dans le sens où nous sommes dans une autre sphère,
avec d’autres enjeux… La transposition littérale,
il faut y échapper à tout prix. Pour moi, ce qui est intéressant
ici, c’est que le mode de l’exposition évolue aussi
vite que les œuvres.
Est-ce que par exemple, une proposition comme " Do it "
de Hans-Ulrich Obrist suscite votre intérêt ?
Oui, tout à fait, " Do it " a été refaite
ici, donc je trouve ça plutôt bien. Hans-Ulrich Obrist
a une fascination pour Walter Hopps ou Szeemann, il a une connaissance
très fine des années 60-70. Et comme d’autres critiques,
Bob Nickas est un bon exemple aussi, il s’est amusé à
rejouer les formes. En considérant que tout est inventé,
tout est déjà fait, il prend cette forme, la projete à
notre époque et voit ce qui va se passer, avec un aspect un peu
empirique et expérimental... Ce qui m’interpelle dans "
Do it ", c’est moins l’exposition que sa circulation.
Elle a été montrée certainement 200 fois, dans
tous les pays du monde, le catalogue a été traduit dans
toutes les langues… Quelque part, Hans-Ulrich Obrist a compris
ce qui est de l’ordre de la mondialisation, de ces pratiques et
de ces enjeux. L’exposition était vraiment un média,
qui a permis de s’étendre à un niveau planétaire…
Il y a autre chose que je trouve très bien dans cette exposition,
c’est qu’il a montré que l’essentiel était
de constituer une structure que les artistes vont habiter d’une
manière d’ailleurs plus ou moins intéressante. Ce
qui est intéressant chez Hans-Ulrich Obrist, c’est cette
idée de transposer des modèles de laboratoires, expérimentaux
et de pouvoir les projeter dans une dimension spectaculaire. C’est
comme son rapport à l’interview : les interviews sont plus
ou moins bien, ce qui est magnifique : c’est qu’il en fait
trois par jour. Il les transforme en genre avec cette idée d’une
conversation infinie, avec autant d’acteurs qu’il pourra
trouver. Moi, je m’intéresse à certains courants
de l’art et pas à d’autres. Lui, il a une capacité
d’ouverture absolue. Hans-Ulrich Obrist est une figure qui restera
comme emblématique des années 90,
Est-ce que ces modèles d’exposition ou d’alternatives
à l’exposition ne sont pas en fait issus des propositions
des artistes ?
Oui, tout à fait, ça me fait penser par exemple à
l’exposition d’Eric Troncy : " Surface de réparations
", qui montrait à quel point il avait saisi la scène
artistique avec laquelle il travaillait.
Pourriez-vous nous parler un peu de l’exposition actuelle
du Cabinet des Estampes ?
C’est une exposition très pédagogique, qui correspond
à une demande du public concernant les techniques de l’estampe.
Elle consiste à montrer des travaux réalisés à
partir de techniques diverses. Je me suis amusé à ajouter
des choses un peu inattendues... Ce qui est étonnant avec une
exposition comme celle-ci, c’est qu’elle confond science
et art. Il y a un intérêt très développé
pour les informations objectives qu’on peut apporter sur une œuvre
d’art. Ce type d’expositions permet de présenter
des choses du XV ème siècle à aujourd’hui.
Ca montre au public qu’on peut à la fois aimer Pollaiolo
et Bruce Nauman ou Warhol, que ces œuvres se situent dans le même
champ. C’est une exposition éducative, qui permet de rassembler
des publics qui d’habitude ne se croisent pas. Un des intérêts
de pouvoir faire des expositions au MAMCO, c’est justement de
pouvoir sortir de ce contexte du Cabinet des Estampes, d’une bibliothèque,
plus traditionnel.
1. http://mah.ville-ge.ch/musee/cde/cde.html
2. http://www.mamco.ch